XII
Les libérateurs
Je me garderai bien de dire que Pierre, l’inspecteur de l’habitation du major Flogger, était amoureux d’Elisabeth Coppeland. Ce serait stigmatiser ce mot divin, amour, sentiment trop noble, trop élevé, pour monter du bourreau à la victime.
Mais, par ce qui précède, on a vu que, comme son maître, Pierre n’avait su résister aux charmes fascinateurs de cette jeune fille. S’étant bravement mis en tête de lui imposer ses honteux désirs, il avait résolu de gagner par la terreur ce que Bess refusait à sa bienveillance.
– Je ne suis tout de même pas fâché de ce qui s’est passé, se disait-il, en se frottant les mains, après l’avoir quittée ; le major croyait bien l’enlever le premier. Mais bernique ! là où Pierre échoue, les autres perdent leurs droits. Si jamais quelqu’un peut se flatter d’avoir obtenu une préférence, ce sera moi. Je connais le secret pour attendrir les cœurs trop durs.
Il accentua ces derniers mots d’un sourire suffisant.
Puis il reprit, en se dirigeant vers la case des Coppeland :
– Oui, oui, je la connais cette panacée. Elle est infaillible. Il ne s’agit que de l’appliquer convenablement. Hé ! hé ! Pierre n’est pas tout à fait aussi niais qu’il en a l’air. Mettons-nous à l’ouvrage.
Il appela deux nègres qui traversaient la cour.
– Tom, Sam, venez-ici, vilaines têtes crépues.
Ceux-ci s’approchèrent d’un air timide.
– Suivez-moi, leur dit le commandeur, en ouvrant la porte de la case occupée par la famille Coppeland.
Ils obéirent sans se permettre une seule observation.
La case des Coppeland présentait alors un spectacle frappant qui exprimait éloquemment la misère morale de l’esclave à ses trois plus hautes périodes : le grand-père dormait ivre, la tête sur la table ; c’était l’image du désespoir impuissant ; le fils lisait la Bible d’un air distrait : celui-là n’avait pas encore désespéré ; mais, – ver rongeur, – le Doute avait pris possession de son cœur ; le petit-fils, John, le jeune homme au printemps de la vie, arpentait la chambre d’un pas fiévreux, en marmottant des blasphèmes. Cependant, tel qu’un éclair en un ciel chargé par la tempête, une pensée d’avenir, une pensée de liberté, flamboyait parfois dans ses yeux, illuminait parfois son sombre visage.
Alors, il allait à une fenêtre, plongeait ses regards vers l’ouest, où le soleil achevait d’éteindre son disque de feu, et il murmurait, l’ardent jeune homme :
– Prenons courage ! ils viendront... bientôt... aujourd’hui, peut-être !... Leur promesse n’a pu être faite à la légère ; j’y ai foi ! Oui, ils nous délivreront, répétait-il pour la dixième fois, quand le commandeur entra, suivi de ses deux nègres.
– Attachez-moi solidement ces brigands-là, leur dit-il, en désignant du doigt les trois Coppeland.
Réveillé par le bruit, le grand-père souleva à grand-peine sa tête branlante, en fredonnant d’une voix éraillée :
Si nègre était blanc,
Li serait content...
Son fils l’interrompit et lut d’une voix menaçante ces mots du prophète Jérémie :
« Voici ce que dit le Seigneur des armées : Les enfants d’Israël et les enfants de Juda souffrent l’oppression ; tous ceux qui les ont pris les retiennent et ne veulent point les laisser aller.
» Leur Rédempteur est fort ; son nom est : le Seigneur des armées ; il défendra leur cause au jour du jugement, afin qu’il épouvante la terre et qu’il trouble les habitants de Babylone. »
Pendant qu’il lisait, John était garrotté.
Un instant, le jeune homme songea à faire résistance ; mais à quoi bon ? Quelque volonté, quelque courage, quelque vigueur qu’il eût opposés, il aurait été vaincu, brutalisé, assassiné peut-être. Mieux valait subir patiemment encore sa mauvaise destinée et attendre, en silence, que l’heure de l’émancipation sonnât.
Néanmoins, lorsqu’on lui eut lié les mains derrière le dos, comme l’inspecteur Pierre frappait à coups de pieds son père, parce que celui-ci poursuivait la lecture de la Bible, John ne put s’empêcher de dire au premier :
– Lâche !
Cette injure fit sourire maître Pierre.
– Lâche ! répéta John, vous n’oseriez pas... ce que notre Seigneur Jésus-Christ a souffert pour le rachat de nos péchés !
Soit que l’habitude de ces sortes de scènes l’y eût rendu insensible, soit que l’ivresse lui brouillât complètement le cerveau, le vieux Coppeland continuait sa chanson :